P.O.V. No.8 - Articles

Le cadre et le sens dans Les Ailes du Désir

Marc Chatelain

L’ouverture du film se fait sur un problème d’ordre moderne : une disjonction entre le cadre visuel et le cadre sonore. Une main écrit un texte qu’une voix lit tout en précédant ce qui s’écrit. D’emblée, on s’aperçoit que le débit de la voix n’est pas calé sur le débit de l’écrit. D’autre part, ce bras vu en amorce ne sera jamais re-situé dans une totalité, on n’en verra pas le reste et donc pas une hypothétique bouche articulant les sons entendus.

Avec Pascal Bonitzer, on voit qu’il y a alors malaise face à ce bras car dans cette optique moderne, il est à la fois montré et à la fois absent (car ne renvoyant à rien du fait notamment qu’il n’appartient à aucun corps total montré). Mais il pose aussi le problème dans le sens où le reste de ce corps est hors-champ, on peut imaginer ce qu’on veut, le hors-champ étant entendu comme zone d’incertitude et d’étrangeté. Ce bras est donc bras mais ne renvoit pas à un corps entier; il est donc signifiant de malaise.

Il en est de même pour la voix qui semble elle aussi avoir sa propre existence. Or une voix entendue sans que l’on en voit la source est appelée acousmêtre par Michel Chion. Et ce qui caractérise un acousmêtre est qu’il voit tout, entend tout, sait tout, peut tout. Et on s’aperçoit plus loin dans le film que cette voix appartient à un ange. Ces qualités de panoptisme, d’omniscience, d’ubiquité et de toute puissance sont alors confirmées.

On notera quand même que la voix entendue quand l’ange articule des paroles n’est pas perçue de la même manière que quand on ne le voit pas du tout, ou que ne le voit pas articuler puisque dans ces derniers cas la voix est perçue comme intérieure. Il y a donc là un premier enjeu tout à fait particulier de maintenir le rôle de l’acousmêtre tout en exploitant ce qui va contre sa nature-même : l’image de sa source émettrice.

Wenders, tout en démontrant les pouvoirs de l’acousmêtre, nous prouve aussi le pouvoir du regard, puisque c’est ce dont il va principalement s’agir. Après un plan de ciel nuageux, voici un plan d’œil s’ouvrant et un autre se baladant au-dessus de Berlin. On comprendra alors: un œil appartenant au domaine céleste regarde Berlin. Puis cet œil se promène partout, chez les gens, d’appartement en appartement. C’est un œil qui peut tout.

On note très vite que l’ange est seulement vu par les enfants. Et l’on connait l’hypothèse qu'émet Wenders à propos des enfants, affirmant qu’ils peuvent porter un regard toujours neuf sur les choses; ils sont détenteurs d’une puissance les rendant ainsi sensibles à la nouveauté. C’est en cela qu’il y a similitude entre les anges et les enfants.

Jean-Luc Godard a auparavant affirmé : "Pour moi, la caméra n'est pas un fusil, ce n'est pas quelque chose qui envoie. C'est un instrument qui reçoit (...)". Or si l'on s'en tient à une telle proposition, on retrouve là la qualité de l'ange, recevant tout aussi bien par l'oeil que par l'ouïe, physique ou mentale. Cet oeil d'ange se baladant sur et dans Berlin est bien sûr aussi celui de la caméra (et donc de Wenders comme on le verra plus loin). C'est là qu'on aborde la question du point de vue.

Comme l'a déjà montré Richard Raskin dans le P.O.V N°4, à plusieurs reprises, on a un mouvement d'appareil assez lent et doux, où des personnages, sourient à la caméra. Or dans le même mouvement et sans aucune coupure, l'ange apparait dans le champ et dès lors on sait que les sourires s'adressent à lui. L'ange apparait dans son propre pointe de vue. Et ceci est possible grâce à ce que quasiment chaque plan peut être perçu comme subjectif.

Avec ces mouvements on est donc habitué à ce que, chaque fois qu'un personnage regarde la caméra, on découvre l'ange par la suite. Or, on peut trouver une exception pouvant semer le trouble. Dans un appartement "visité" par l'ange, un père s'interroge sur l'avenir de son fils. Et tout en ayant ces pensées, il offre un regard-caméra, fixant celle-ci. Percevrait-il l'ange? Non, il regarde la télévision, symbole du vide, du non-sens dans l'univers de Wenders. Là où devrait se trouver l'ange figure le néant, car l’adulte a perdu cette capacité à voir que possède l’enfant.

On peut donner un autre exemple perturbant pour le spectateur. Une fois l'ange devenu humain, on le voit déambuler dans la rue, la caméra le suivant. Mais il est dès le début dans le champ et ne précède donc pas ce mouvement par son regard comme quand il était ange. Ici, il est donné d'emblée dans le cadre. De plus, le mouvement est beaucoup plus rapide et saccadé que ceux que nous avions lorsqu'il était ange.

A travers tous ces points (l'ange rentrant dans son propre point de vue, l'homme ne voyant pas l’ange mais regardant la télévision, la poursuite par la caméra par l'ange devenu homme) on peut se demander quel est le point de vue, quelle est l'instance manipulatrice, aux commandes de la caméra.

Pour diverses raisons, et grâce à deux auteurs différents, on pourra dire qu'il s'agit de la conscience. On se tournera d’abord du côté de Pascal Bonitzer, celui-ci affirmant que le plan est la conscience en tant qu'il fait jouer la tension entre champ et hors champ. Et il s'agit bien évidemment de cela dans le cas de l'ange entrant dans son propre point de vue. Hors champ dans un premier temps, l'ange déléguerait son point de vue à sa conscience et pourrait pénétrer alors dans le champ sans le moindre problème (l’ange peut se permettre de jouer de ces tensions, son mode d’apparaître rejoignant ses qualités citées plus haut). C'est bien sûr le même cas avec l'homme regardant la télévision car le spectateur, sûr de situer l'ange hors champ (hors du champ de la caméra), dans le champ de vision du vieil homme, se trouve absolument surpris de trouver autre chose que ce à quoi il s'attendait, rien à la place du spirituel. Le hors-champ retrouve donc bien sa qualité d’espace d’incertitude. Bonitzer : « la modernité inaugure l’ère des formes précaires et des spectateurs blêmes », signifiant notamment que l’homme perd ses points de repère.

Mais reprenons ce dernier exemple sous un autre angle. Le plan où nous est présenté ce personnage est pris dans un seul et même mouvement. Il y a coupure, changement de plan avec un gros plan de la télévision. Mais le plan de présentation nous donne donc des indications assez nettes sur l'espace dans lequel on se trouve, la profondeur spatiale étant ici primordiale. et de fait la perspective. Bonitzer: "la profondeur spatiale, scénographique, ouvre sur d'autres profondeurs, provoque le vertige et le doute (...). L'espace prolifère en allusions, en échos, en résonances multiples qui renvoient à l'invisible, défini dès lors comme l'insituable (...). C'est de la perspective que procède le besoin « d’un sol ferme où tout repose », la mise en oeuvre du doute méthodique, le Cogito : (...) c'est l'introduction de la perspective dans la philosophie, ou la réflexion de la philosophie sur la perspective. Et cette réflexion, l'effet de la perspective, c'est qu'il y a dans le monde un trou, un trou qui en est le sujet ou la conscience". La modernité, ici convoquée pour nous éclairer, nous place devant cet état de fait dérangeant que la conscience, dirigeant le spectateur, l’attirant, n’est que vide. Ailleurs, Bonitzer dira sous une autre forme que c’est l’inconscient qui agit, que la conscience est donc l’inconscient!

Gilles Deleuze, sur la même idée de conscience, nous apportera un éclairage différent. "Le plan est comme le mouvement qui ne cesse d'assurer la conversion, la circulation. Il divise et subdivise la durée d'après les objets qui composent l'ensemble, il réunit les objets et les ensembles en une seule et même durée. Il ne cesse de diviser la durée en sous-durées elles-mêmes hétérogènes, et de réviser celles-ci dans une durée immanente au tout de l'univers. Et, étant donné que c'est une conscience qui opère ces divisions et ces réunions, on dira du plan qu'il agit comme une conscience. Mais la seule conscience cinématographique, ce n'est pas nous, le spectateur, ni le héros, c'est la caméra tantôt humaine, tantôt inhumaine ou sur-humaine."

Ainsi la conscience agissant dans notre premier exemple (l’ange entrant dans son propre point de vue) est une conscience angélique, c'est l'ange qui régit l'univers présenté à nos yeux, la caméra est infectée de son regard. Tellement infectée qu'elle en est son point de vue, agissant ainsi de la même manière que peut l'ange, la conscience étant celle de l'ange, la caméra possède tous les pouvoirs de celui-ci. Le cadre y est pluôt géométrique, basé sur un invariant, figurant un point de vue absolu et immanent.

Pour ce qui est du point de vue proposé alors que l'ange est devenu humain, la conscience est alors humaine et à son tour possède des qualités humaines. Ainsi les mouvements plus saccadés de la caméra. Ici le cadre serait dynamique, variant selon les actions des personnages, traduisant un point de vue relatif.

Malgré ces exemples modernes du traitement du point de vue, on peut généralement trouver des exemples ayant une lignée plus classique (même si les moyens pour y parvenir ne le sont pas; ceci n'étant pas forcément une critique).

Reprenons le cas des enfants, seuls capables de voir les Anges. On l'a déjà dit, ils y parviennent car ils ont toujours en eux cette puissance de renouveler leur regard. Il est à ce sujet dit dans le film qu'ils peuvent voir le monde derrière le monde. Mais est-ce vraiment un tel rapport qui s'instaure? Le monde est-il vraiment derrière,ou plutôt à côté, ou même ailleurs, figurant une autre dimension ?

Si l'on essaye de trouver des exemples montrant l'univers propre aux anges, il s'agira surtout d'une vue d'un ciel nuageux (comme au début par exemple). Bien sûr, tous ces plans proposent un cadre tendant à la raréfaction, vidés de tout sous-ensemble (Deleuze). Or qu'obtient-on ainsi ? Comme le pensait Dreyer, plus un espace est fermé, isolé, en d'autres termes s'intéressant au moins d'objets possible, plus on tend vers la quatrième et la cinquième dimension, à savoir le Temps et le Spirituel. Et enfin, rien d'étonnant à trouver une évocation du Spirituel quand on désigne un monde auquel appartiennent les anges. Ici donc, quand les enfants voient un Ange, ils ne sont pas confrontés au vide des adultes mais plutôt obtiennent un sens, ils perçoivent un monde raisonné et ordonné car ils communiquent avec l'Au-Delà (vision religieuse) ou avec le monde des Idées (vision philosophique à tendance platonicienne).

Les enfants ne verraient donc pas un arrière-monde mais plutôt un monde à côté ou au-dessus, de toute façon un Ailleurs. Cet Ailleurs se situant hors du cadre, du point de vue humain (adulte). Car en effet, même si l'ange peut tenter d'intervenir spirituellement dans le cadre des hommes, il ne peut (dans la première partie), l'intégrer totalement, même s'il s'en approche.

On en trouve un très bon exemple avec les faux champs / contre-champs entre Marion et Damiel. A la manière d'Ozu, ils ne raccordent pas réellement, et impliquent ici encore une béance, un trou, du vide. Pour autant, ici cela ne provoque pas le malaise comme plus haut. Car c'est justement dans cet interstice que se trouve l'univers de l'ange, le monde spirituel. C'est dans l'espace apparemment vacant de l'univers humain que se situe le monde de Damiel. Ces faux raccords sont là encore une magnifique démonstration filmique justifiant un point de vue assez audacieux.

L'ange ne partage donc pas le même cadre que l'humain. Ainsi, il ne peut vivre d'histoire, les histoires étant ici réservées au monde concret, réel. Or l'ange veut connaitre des histoires, veut apprendre empiriquement et plus de manière immanente, et enfin vivre un amour avec Marion, être de chair et de sang.

Surtout l'ange est limité du fait même que ses possibilités et son essence sont illimitées. Son infinitude est son propre cadre, celui-ci ne correspondant pas au cadre humain. Ainsi il manifeste son désir d'être limité dans l'espace et dans le Temps. (Référons-nous une fois de plus à Jean-Luc Godard: "le cadre c'est: quand est-ce qu'on commence le plan et quand est-ce qu'on le coupe". Il introduit donc là bien une dimension temporelle et non seulement spatiale dans le plan).

Il doit donc changer sa nature, renoncer à toutes ces capacités que nous avons préalablement évoquées pour entrer dans le cadre humain ; il doit se plier aux règles de ce nouveau monde et à ses limites. C'est seulement ainsi qu'il pourra vivre une histoire. Car pour vivre une histoire, il faut pouvoir sortir du cadre, sortir de son cadre d'origine. En effet, le personnage du "narrateur" (le vieil homme) dit que les hommes n'arrivent pas à voir les histoires dans les interstices. Mais dans les interstices humains se trouve le monde de l'ange et lui-même ne peut les vivre.

C'est donc une notion toute relative, l'ange doit se faire Homme, l'Homme doit se faire ange. C'est ainsi que Marion parvient à se faire ange, à pénétrer le monde spirituel dans son rêve. Elle et Damiel sortant de leur cadre d'origine pourront alors vivre une histoire, une histoire commune.

Enfin bien sûr derrière ce film se trouve la conscience de Wim Wenders. Qu'a-t-il exprimé ici? Il relate qu'avec Les Ailes du Désir, il voulait filmer à hauteur d'homme. Ceci signifiait tout simplement que son but est le même que celui de l'ange : abolir la distance, ce qui est bien sûr un des enjeux principaux de l'art moderne. Se considérant trop loin des choses, à un niveau trop intellectuel, parvenir tout de même à ressentir le monde sans plus de barrières, aller au plus près des choses et des gens, vivre des histoires.

Comme l'ange qui a dû renoncer à son cadre d'origine, à ses qualités propres, Wenders a dû, ainsi qu'on le voit dans la seconde partie, renoncer à ses lents mouvements très réfléchis et très beaux, mais pris de haut pour adopter un cadrage plus physique, dynamique ayant pour centre l'humain, le représenté, et non une idée, un concept traduit selon des lois du cadre géométrique.

C'est donc là aussi un changement de nature chez le cinéaste qui a dû être opéré et dont le film est la démonstration.

Mais il est aussi une démonstration de la volonté de résistance à un certain non-sens moderne, comme on a pu le voir sous certains aspects plus haut, par une affirmation du spirituel, du désir du sens, ici figurés par les anges et dont les qualités parviennent à combler les diverses béances de toutes natures.







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Bonitzer, Pascal. Décadrages, Peinture et Cinéma. Paris: Cahiers du Cinéma, Editions de l’étoile, 1995.

Bonitzer, Pascal. Le Champ Aveugle. Paris: Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1999.

Chion, Michel. La Voix au Cinéma. Paris: Editions des Cahiers du Cinéma, 1993.

Deleuze, Gilles. L’Image-Mouvement. Paris: Editions de Minuit, 1983.




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